New York Citernes polaroids

En 2011, Philippe Seynaeve découvrait New York. Cette découverte s’est rapidement transformée en obsession, un désir de rencontre, inassouvi malgré plusieurs allers-retours. L’artiste scrute, observe, voit, ressent et il cherche ensuite à donner à voir, à faire ressentir. Cette communication passe par des vecteurs, ici un médium circonscrit, le polaroïd, et un sujet unique : les citernes.

 Les milliers de citernes qui surplombent New York en interrogent la modernité. Elles sont paradoxales : primaires dans leurs formes et élémentaires dans leur principe de fonctionnement, elles sont pourtant une conséquence directe de la modernité de New York. C’est en effet le développement vertical de la ville qui en a imposé la nécessité. Aujourd’hui, elles apparaissent comme anachroniques, archaïques, et on s’étonne de leur présence sur les toits, contrastant avec l’image que l’on a de la ville.

 Philippe Seynaeve est parti à la recherche de ces citernes pour les dévoiler, pressentant qu’elles incarnaient la ville. La série s’ouvre sur une gare et un feu de signalisation, la citerne étant reléguée au second plan, au loin, mais parfaitement centrée. D’entrée de jeu, l’artiste donne à l’environnement une place de choix et nous place dans une position itinérante, réalisant un voyage constitué de haltes successives.

De cliché en cliché, bien que relevant d’une forme de catalogage, ce travail se différencie rapidement de celui des Becher car les vues sont fortement subjectives, elles interrogent plus le rapport au contexte que la singularité de chaque citerne. Par un rigoureux travail de composition et de jeu sur la profondeur, l’artiste crée une mise en scène qui met en évidence les tensions entre les lignes et les volumes. Les citernes apparaissent comme des excroissances architecturales, des volumes connexes vivant en symbiose avec leurs hôtes. On est dans un jeu de dévoilement, de surprise, de « coin de l’œil » qui s’apparente presque à de l’archéologie industrielle sociale. Les citernes sont autant de traces de vécus, de vies, d’occupations, mais la vision que l’artiste nous en propose, austère et exempte de signe de vie, nous force à nous interroger sur cette absence. Derrière un rendu sévère et froid de prime abord, se cache un travail d’une grande sensibilité sur l’architecture comme lien privilégié entre l’Homme et son environnement.

 A l’heure du numérique, le polaroid est lui aussi une sorte d’anachronisme. L’instantanéité du résultat qui en faisait une grande partie de l’attrait, prouesse technologique de son époque, a été balayée par le numérique. Travailler avec un polaroid aujourd’hui c’est forcément chercher autre chose que la rapidité du tirage. Outre un style, une écriture et un rendu particuliers, le polaroid possède un autre caractère propre : l’unicité du produit. Sa non-reproductibilité à l’identique le différencie autant de l’argentique que du numérique. Le polaroid affirme sa qualité d’objet autant que celle d’image, et c’est sans doute cette dimension intimiste avec l’objet que Philippe Seynaeve recherche. Le polaroid implique également une petite perte de maîtrise du fait de certains aspects aléatoires des rendus. L’artiste accepte ici que le hasard ait une place dans le processus créatif, car il est la trace du processus d’élaboration. La vision singulière de l’artiste est rendue sous une forme unique.

Il y a en définitive une cohérence très grande entre le sujet et la forme de ce travail. Tant les citernes dans leur relation à la ville que les polaroids dans leur relation à l’image, interrogent la modernité elle-même dans ce qu’elle a de relatif et d’éphémère. Voilà sans doute l’essence de cette série, au-delà de l’esthétique, et bien loin des clichés.

 La série se clôture sur une vue de l’œuvre de Tom Fruin. Cette réinterprétation d’une citerne avec du plexiglas de récupération d’enseignes lumineuses de la ville, est devenue un des symboles du quartier de Dumbo et de son activité artistique en plein développement. Les deux artistes se rejoignent ici sur l’importance visuelle, historique et identitaire des citernes de New York.

Charles Auquière